De l’espace et de l’humidité pour nos marais
En dépit de l’augmentation des effectifs de nombreuses espèces des zones humides, ceux-ci demeurent réduits et bien loin de compenser les pertes antérieures. Outre la disparition de surfaces et leur isolement, l’influence de l’homme sur le régime hydrique, par les régulations de niveau d’eau et les drainages, reste problématique.
Les corrections fluviales majeures, comme nombre de plus petits assainissments menés en Suisse depuis 1850, ont entraîné la disparition de plus de 90 % de nos marais. Une analyse détaillée des cartes nationales a révélé que les pertes les plus élevées concernaient les sites les plus vastes (d’au moins 10 km2), dont seuls quelques exemples de plus de 1 km2 subsistent de nos jours, les Grangettes VD, le lac de Pfäffikon ZH, les Bolle di Magadino TI ou le Neeracherried ZH notamment. Même les quelque 30 km2 de notre plus vaste marais, la Grande Cariçaie, en rive sud du lac de Neuchâtel, demeurent réduits en regard d’étendues hors frontières, tels les marais de Biebrza en Pologne (environ 1000 km2). La présence de 41 des 52 espèces composant la guilde des nicheurs des marais révèle pourtant à elle seule l’importance de notre plus grand marécage, où se reproduisent aussi plus de 50 % de nos Hérons pourprés, Locustelles luscinioïdes et Panures à moustaches, de même que plus de 10 % de nos Grèbes huppés, Nettes rousses, Blongios nains, Râles d’eau, Mouettes rieuses, Sternes pierregarins, Rousserolles turdoïdes et Bruants des roseaux.
Faible superficie et isolement sont problématiques
Les cartes de répartition des espèces des milieux humides mettent clairement en évidence l’importance des grandes étendues marécageuses, non seulement parce qu’elles hébergent plus d’espèces que les petites, mais aussi parce qu’elles sont d’occupation plus régulière, selon ce que nous apprend la comparaison des sites inventoriés chaque année dans le cadre du « Monitoring en zones humides » (MZH). Une autre analyse tirée de ce suivi, qui considère le nombre de territoires recensés dans des périmètres englobant aussi des surfaces d’eau libre, de forêts ou construites, nous montre que bon nombre d’espèces nichent en plus fortes densités dans les ensembles spacieux, ce qui vaut en particulier pour les hôtes des roselières, Râle d’eau, Rousserolle effarvatte, Locustelle luscinioïde et Bruant des roseaux en tête.
Outre leur taille, leur isolement joue un rôle important. Les petits sites éparpillés sont en effet plus rarement colonisés par le Bruant des roseaux, dont le recul des effectifs, qui a justifié son inscription dans la Liste rouge, pourrait en partie s’expliquer par la fragmentation croissante de milieux autrefois connectés. Bécassine des marais et Courlis cendré sont parvenus à se maintenir plus longtemps dans des zones humides du nord-est de la Suisse, autrefois d’un seul tenant mais aujourd’hui apparemment trop exiguës et isolées.
Qualité médiocre de l’habitat
Les milieux humides résiduels sont non seulement bien plus confinés, mais leur qualité s’est aussi détériorée pour nombre d’espèces par des apports en nutriments, l’accroissement des dérangements liés aux loisirs et le manque d’humidité. Conséquence du drainage des terres agricoles voisines et de la régulation du niveau des lacs et cours d’eau, ce dernier constitue d’ailleurs le principal problème de nombreux milieux ; à l’exception de ceux de Constance et de Walenstadt, l’écoulement est régulé dans tous les grands lacs de Suisse pour y minimiser l’impact des crues.
Le cas du Héron pourpré, presque exclusivement cantonné à la Grande Cariçaie, en illustre parfaitement les influences. La deuxième correction des eaux du Jura (1962-1973), et la régulation des lacs subjurassiens qui s’en est suivie, ont atténué leurs variations de niveau au fil de l’année, et ainsi amorcé la sensible régression du Pourpré. Contrairement à ce qui prévalait dans les années 1970, une bonne partie des roselières et marais n’est souvent plus inondée en début de période de nidification. Peu propice aux amphibiens et poissons nécessitant des eaux superficielles pour leur reproduction, cette situation ne permet pas l’installation d’espèces telles que le Héron pourpré, qui chasse en eaux peu profondes, ou la Locustelle luscinioïde, qui place son nid au-dessus de l’eau. De nos jours, le niveau d’eau maximal n’est souvent atteint que vers fin mai ou en juin, ce qui occasionne la destruction de nombreux nids parmi les espèces qui ont édifié le leur en fonction d’une cote inférieure en début de reproduction. Les crues exceptionnelles du printemps 2015 ont montré que des sites humides aujourd’hui désertés peuvent être recolonisés en cas d’inondation marquée : ainsi, dans la Grande Cariçaie, Mouettes rieuses et Sternes pierregarins ont commencé à s’installer au milieu du marais, comme elles le faisaient autrefois au Kaltbrunner Riet SG, par exemple. Cette crue aurait donc eu un impact positif si le niveau d’eau n’avait baissé aussi rapidement, au point de provoquer l’abandon des colonies, probablement par manque de protection envers les prédateurs tels que le renard. Les pertes dues aux crues sont normales pour les oiseaux des milieux humides adaptés aux variations de niveau d’eau ; ce qui l’est moins, ce sont les variations artificielles ne correspondant pas à leur phénologie.
Importance de la protection et de l’entretien
Nombreuses sont les espèces des milieux humides dont les effectifs ont crû depuis 1993-1996. Ces milieux sont par ailleurs bien protégés de nos jours et leur entretien s’est globalement amélioré, depuis que des mesures ciblées et plus variées s’inspirent des exigences d’espèces animales et végétales, au lieu de se focaliser sur la lutte contre l’embuissonnement par le biais de fauches étendues. Les tendances positives ne doivent cependant pas occulter la grande faiblesse, et donc la vulnérabilité, des populations de nombreuses espèces. La disparition du Courlis cendré et l’irrégularité de la Bécassine des marais montrent clairement la nécessaire remise en eau à grande échelle si l’on veut leur redonner une chance, comme à d’autres espèces d’ailleurs.
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