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Girobroyage – Fléau des pâturages du Jura

Les pâturages extensifs du Jura font partie des habitats les plus riches en espèces de Suisse. Pourtant, cette richesse est menacée par l’intensification des pratiques agricoles en général et le broyage du sol en particulier.

Paysage jurassien typique avec une mosaïque paysagère entre forêt et espaces ouverts constitués de pâturages extensifs richement structurés
Paysage jurassien typique avec une mosaïque paysagère entre forêt et espaces ouverts constitués de pâturages extensifs richement structurés
photo © Anatole Gerber
L’alouette lulu est une espèce typique des pâturages du Jura
L’alouette lulu est une espèce typique des pâturages du Jura
photo © Zdenek Tunka
Pâturage boisé girobroyé par petits et grands bouts. Le girobroyage est néfaste pour la biodiversité autant sur de grandes surfaces que sur de plus petites. Il en résulte une homogénéisation au niveau de la surface touchée, mais également à l’échelle paysagère
Pâturage boisé girobroyé par petits et grands bouts. Le girobroyage est néfaste pour la biodiversité autant sur de grandes surfaces que sur de plus petites. Il en résulte une homogénéisation au niveau de la surface touchée, mais également à l’échelle paysagère
photo © Anatole Gerber
L’effet lissant et homogénéisant du girobroyage. Au premier plan une portion d’un pâturage passé au girobroyeur et réensemencé avec une prairie artificielle. Au deuxième plan le pâturage dans son état initial, encore riche en structures et en espèces
L’effet lissant et homogénéisant du girobroyage. Au premier plan une portion d’un pâturage passé au girobroyeur et réensemencé avec une prairie artificielle. Au deuxième plan le pâturage dans son état initial, encore riche en structures et en espèces
photo © Anatole Gerber

Lorsqu’on parle du Jura, on pense souvent aux longues crêtes parsemées de pâturages boisés. En effet, les pâturages boisés sont les éléments emblématiques du paysage jurassien. Cette mosaïque de forêts et d’espaces ouverts a été façonnée par l’exploitation sylvo-pastorale traditionnelle durant de nombreux siècles. A l’intérieur de cette mosaïque paysagère, le pâturage extensif et la présence de nombreuses petites structures comme les affleurements rocheux, les murgiers et les bosses comportant une végétation rase et très typique, ainsi que les buissons, les arbres isolés et les souches créent une hétérogénéité qui est favorable à la biodiversité. De nombreuses espèces devenues menacées ou rares sur le Plateau peuvent encore être trouvées ici, notamment l’alouette lulu.

Idylle trompeuse

Si le paysage du Jura peut paraître intact et sauvage, il connaît un recul massif de la biodiversité depuis les années 1990. Les différents indicateurs de biodiversité révèlent cette tendance particulièrement négative pour les papillons diurnes, les orthoptères ainsi que la flore des prairies et pâturages secs (PPS) dans le Jura. Pour les orthoptères et la flore des PPS, cette tendance est plus marquée sur les 20 dernières années pour le Jura que pour les autres régions biogéographiques de Suisse, notamment le Plateau. Des recherches ciblées de l’alouette lulu dans la chaîne du Jura dans le cadre de l’Atlas des oiseaux nicheurs de Suisse indiquent également un nouveau recul de l’espèce en seulement 10 ans. En ligne de mire, la rationalisation et la restructuration des exploitations qui ont entraîné une intensification de nombreux pâturages et pâturages boisés dans la plupart des cantons du massif jurassien, mais aussi dans le Jura français.

Gibroyeurs – destructeurs de pâturages

Alors que l’intensification des pratiques agricoles dans la chaîne jurassienne est globale, les méthodes employées pour y parvenir sont parfois très particulières. Ici, on y va carrément avec des machines puissantes – appelés girobroyeurs - capables de détruire roches et cailloux, pouvant broyer le sol sur une profondeur de 5–25 cm. Cette technique permet de concasser les pierres, éliminant ainsi les affleurements rocheux et les petites irrégularités du terrain que l’on trouve si souvent sur les pâturages du Jura. La structure du sol est ainsi « améliorée » d’un point de vue agricole et le terrain nivelé ce qui permet d’augmenter le rendement et de faciliter l’exploitation mécanique. Le lissage du terrain est généralement suivi par le réensemencement d’une prairie artificielle qui peut être fauchée deux à trois fois par an. En détruisant les microhabitats, tels que les affleurements de calcaire qui comportent une flore très spécialisée et diversifiée, le girobroyage a un effet homogénéisant important. La reconstitution du milieu est quasiment impossible, car l’effet du girobroyage est irréversible à l’échelle humaine. Les pâturages riches en espèces passés au girobroyeur sont ainsi perdus à jamais.

Législation et ampleur de la pratique

La pratique du girobroyage est connue depuis le milieu des années 1990. Plusieurs cantons du Jura plissé ont plus ou moins rapidement reconnu la nécessité de légiférer sur la question dès le milieu des années 2000. La réglementation diffère parfois beaucoup d’un canton à l’autre, Berne et de Neuchâtel étant les moins restrictifs en la matière. Dans le canton de Berne, le girobroyage n’est pas totalement interdit, mais doit faire l’objet d’une demande de permis de construire. Trois à quatre demandes de ce genre sont formulées par an. Dans le canton de Neuchâtel, le girobroyage partiel, c’est-à-dire limité à de petites surfaces de quelques mètres carrés, peut être autorisé dans les prairies et les pâturages permanents (mais pas en pâturage boisé) hors périmètre de protection moyennant un permis. En moyenne, cinq demandes sont enregistrées chaque année. Dans les cantons de Soleure et de Vaud où une réglementation spécifique est inexistante, la question est traitée par le biais d’autres lois ou ordonnances. Bien que des réglementations existent et que le problème soit connu depuis plus de 20 ans, plusieurs cas de girobroyage ont été rapportés aussi bien avant qu’après réglementation. Alors que dans les cantons de Soleure et de Vaud le girobroyage reste rare, il est nettement plus présent dans le Jura bernois, le canton du Jura et le Jura neuchâtelois.

Malheureusement, aucune statistique n’existe sur le sujet, d’où l’impossibilité de chiffrer la pratique. Toutefois, dans quasiment tous les cantons cités, des interventions de grande ampleur touchant des surfaces de 1 à 13 ha ont été réalisées. De manière générale, la pratique semble rester plutôt ponctuelle, mais le manque d’une vue d’ensemble et l’impossibilité de comptabiliser les cas non dénoncés ou non découverts relativisent cette affirmation. De plus, peu nombreuses sont les opérations de girobroyage sans autorisation qui ont été dénoncées à la justice à ce jour. L’application des lois est bien trop souvent ralentie par de longues procédures. Sans sanction efficace, les risques qu’encourt un exploitant fautif restent donc négligeables. Plus de 20 ans après les premières apparitions du girobroyage, il est temps que les réglementations deviennent suffisamment strictes et que l’utilisation de girobroyeurs à des fins agricoles soit interdite. Il faut impérativement que les lois soient appliquées pour empêcher d’autres abus.

Quel avenir pour les pâturages du Jura ?

Pour assurer le maintien d’espèces exigeantes comme l’alouette lulu dans la chaîne jurassienne, la sauvegarde et la promotion des prairies et pâturages extensifs, riches en espèces et structures doit être une priorité dans la protection des milieux. Toutefois, cette protection ne doit pas se limiter à la seule qualité botanique d’une surface, mais doit aussi prendre en compte la diversité structurelle et l’hétérogénéité paysagère qui sont des éléments clés pour la biodiversité. L’expérience montre bien que la sauvegarde des pâturages et prairies inventoriées comme terrains secs d’importance nationale ne suffit pas, car l’étendue de ces surfaces est souvent trop limitée et leur qualité diminue.

Aujourd’hui, une gestion plus globale et durable des pâturages maigres et des pâturages boisés est nécessaire, car à côté du girobroyage de nombreuses autres techniques d’intensification et d’amélioration du terrain sont couramment employées. Les plans de gestion intégrés visent notamment à optimiser les différentes ressources et l’utilisation agricole et forestière d’un pâturage boisé en tenant compte des intérêts environnementaux et sociaux. Quelques bons exemples de ce type existent déjà à travers le Jura, mais il y a encore du chemin à faire. Des modèles tels que le programme pluriannuel nature et paysage du canton de Soleure (« Mehrjahresprogramm Natur und Landschaft ») restent exemplaires. Finalement, les pâturages maigres du Jura ne jouent pas seulement un rôle important dans le maintien d’espèces menacées, mais aussi, de par leur valeur récréative pour la population, dans la promotion touristique. Sans réelle volonté politique qui saura contrecarrer l’industrialisation de l’agriculture dans cette région, le futur de son paysage emblématique est bien sombre.

Apolloni, N., M. Lanz, S. Birrer & R. Spaar (2017) : Intensification des pâturages maigres et des pâturages boisés dans la chaîne jurassienne. Station ornithologique suisse, Sempach